La majuscule sied-elle au réseau? Les dictionnaires 2002 autorisent deux graphies pour l'I(i)nternet.

Par FLORENT LATRIVE, Libération du lundi 3 septembre 2001

Le débat est capital: faut-il écrire l'Internet avec une majuscule, ou l'internet, en minuscule? Les arbitres officiels, les dictionnaires, se gardent bien de prendre parti: les nouvelles éditions du Petit Larousse et du Petit Robert, qui sortent ces jours-ci, proposent les deux graphies. «Nous sommes un dictionnaire d'usage, souligne Alain Rey, cofondateur du Robert. Et les deux sont utilisées de façon quasiment identique.» Les deux dicos s'entendent sur un point: c'est un nom commun un peu spécial qui mérite un article mais tolère une majuscule. Kif-kif pour l'usage, donc, mais pas sur le sens. Car, derrière le choix orthographique, se masque un catch idéologique d'ampleur. Revue des tendances pour donner un sens politique à un choix orthographique.
i pour les impies
Le sociologue Philippe Breton, auteur d'un livre dénonçant le culte de l'Internet (1), s'en prend ainsi à toute «tournure qui place le terme en majesté» et lui donne un caractère «sacré». A ce titre, le chef de file de la mouvance impie fustige la majuscule, accusée de transformer l'Internet en nouvelle Eglise à vénérer, nimbée d'une idéologie mêlant Teilhard de Chardin, le New Age, le scientisme benêt et l'utopie de la communication: «C'est un outil, comme une bêche. On ne met pas de majuscule à une bêche.» Ni à l'électricité ou au téléphone. Même inspiration chez les pros de la normalisation lexicale. Philippe Renard, inventeur du néologisme à succès «logiciel» en 1970 (pour remplacer l'anglais software) et président de la Commission française de terminologie de l'informatique, taxe les zélateurs du «I» de «fanatiques» considérant le réseau comme «la plus grande invention du siècle». L'affaire fut entendue: adoubé par l'Académie française, le réseau à minuscule fut entériné par un décret au Journal officiel en mars 1999. Cette orthographe s'impose aujourd'hui à l'administration et aux services de l'Etat.
I pour les géographes
Les partisans de la majuscule, eux, soulignent l'unicité du réseau. Parler des internets n'auraient aucun sens. Au contraire du mot «intranet», qui définit un «réseau interne utilisant les techniques de l'Internet» (le Robert), chaque société disposant de son propre réseau. Leur modèle? Les Jeux olympiques. Voire, à l'instar du traducteur belge Jean-Pierre Kuypers, des noms géographiques comme «la France, le Rhin, l'Everest».
Les Québécois ont suivi cette voix. Leur Grand dictionnaire terminologique préconise même de dire «Je cherche dans l'Internet» (et non sur l'Internet), par «analogie avec la navigation aérienne et spatiale» où l'on pénètre dans l'espace aérien d'un pays. Considérer le réseau comme un espace, le cyberespace, induit l'idée d'un «monde virtuel [qui] se substituerait progressivement à l'archaïque monde réel» (Philippe Breton).
Pour la terminologue Kathryn English, l'«utilisation de certaines métaphores modèle notre compréhension». Elle rappelle ainsi l'expression «autoroutes de l'information», bricolée sciemment par Al Gore: en jouant sur l'idée «du réseau des autoroutes et la libre circulation associée, très ancrée dans la mythologie américaine», l'ex-vice président des Etats-Unis a assuré «une poussée politique et fait accepter le financement des infrastructures».
Pas d'article pour les antiberrichons
Aux marges des deux grands courants de pensée, quelques iconoclastes zappent l'article lui-même, comme s'il s'agissait d'une marque de lessive. Dans un livre consacré à l'abécédaire du cyber (2), l'homme à l'origine du site de Canal+, Alain le Diberder, justifie ce choix. L'article ajouté à la majuscule ne serait qu'une «variante du berrichon branché, comme dire le Paul ou la Jacqueline.» Ecrire «Internet» comme s'il s'agissait d'une marque déposée est même pour lui un «hommage à l'utopie qui a pu présider à l'essor du réseau des réseaux. C'est la marque sans le commerce, la propriété sans propriétaires, le capitalisme sans capitalistes».
Les dicos plutôt œcuméniques
Vigies de la langue, les dictionnaires comptent les points. Yves Garnier, directeur du département «encyclopédies générales» aux éditions Larousse, estime que «cela va se stabiliser avec une majuscule et un article». Et il réfute la thèse déiste, car «quand quelqu'un lit le mot avec une majuscule, il ne se sent pas impressionné comme par Notre Seigneur».
Alain Rey, qui avoue son penchant pour les thèses anticléricales, estime, lui, que l'usage banalisé l'emportera, tout comme pour le frigidaire, une marque déposée de General Motors, ou l'avion, terme à l'origine réservé aux seuls aéroplanes de Clément Ader. Bref, on l'aura compris, tout un chacun peut bien faire comme il le sent, et faire sienne la réaction d'un internaute sur un forum où s'étripaient les différentes chapelles: «Je me fous de la façon dont vous écrivez le mot, mais arrêtez de vous la péter en le justifiant de façon rationnelle.» Ou celle de Kathryn English: «Vive le bordel!».

(1) Le culte de l'Internet, La Découverte, 2000.
(2) Histoire d'@, La Découverte, 2000.